Farid Boudjellal est un artiste reconnu dans le milieu de la bande dessinée en France. D’un père algérien né en Turquie d’une mère arménienne, il passera son enfance à Toulon pendant la guerre d’Algérie. Influencé par ses lectures des revues de BD Blek le Rock ou Kiwi, il se lancera au cours des années soixante-dix, dans la bande dessinée. Son parcours est intéressant à plusieurs niveaux : en effet, ses origines algériennes et arméniennes ont influencées son travail artistique. Sa première bande dessinée, Les soirées d’Abdulah, ratonnade (1978), narre le quotidien sordide d’Abdulah, sujet au racisme à l’injustice et à la solitude. Les premières planches avaient été publiées précédemment dans les mensuels de BD Circus et Charlie Mensuel. La tonalité de cet album ainsi que l’humour noir des dialogues sont inédits dans l’édition française. Faisant partie du collectif Anita Comix, il collaborera par la suite à des journaux comme L’Echo des savanes, Zoulou et Baraka. À la fin des années quatre-vingt, sa trilogie de la famille Slimani, (L’oud, le Gourbi, Ramadan,) inspirera la sitcom La famille Ramdam, sur une famille d’immigrés algériens dans la région parisienne et pour laquelle il sera scénariste. En 1990, sort Juif-Arabe, premier album évoquant avec humour le conflit israélo-arabe. Il transformera l’essai en s’attaquant à d’autres sujets brûlant : Intégristes et Juif-Arabe : Conférence Internationale toujours sur la question du conflit israélo-palestinien qui reçoit le Prix d’actualité 91. Suit une série d’albums sur les « manies des Français et des émigrés », dont le premier tome Français, parait en 1992. Jambon-beur lui est primé au festival de Hyères 1995. Celui qui fut touché par la polio à l’âge de huit ans, aura à cœur de mettre en scène un récit d’inspiration autobiographique : Le petit polio (1998), enfant pendant la guerre d’Algérie. Il scénarise également de nombreux albums : avec Larbi Mechkour, il réalise Les Beurs (1984), où sur un ton plus léger, les deux comparses s’intéressent aux enfants de l’immigration algérienne. Plus récemment, il scénarise l’album de Jollet, Etnik ta mère (1996) et en 2005, Les contes du djinn : Hadj Moussa de Leïla Leïz. Il est, à l’occasion, également illustrateur : on lui doit, dans les années quatre-vingt, l’affiche de France +, association incitant les jeunes d’origines immigrées à s’inscrire sur les listes électorales, mais également des affiches de film comme celle du long-métrage Le gône du chaaba (1997) de Christophe Ruggia adapté du roman éponyme d’Azouz Begag. Ci dessous un extrait d’une interview que j’ai réalisé pour Confluences Méditerranée (N°54) en 2005:
Nous avons rencontré Farid Boudjellal le 11 octobre 2004 dans son atelier du XXe arrondissement, à la veille d’une actualité chargée pour 2005, avec la réédition de la bande dessinée « les Beurs » co-réalisé avec Larbi Mechkour dans les années 80 sous le titre, « Les folles années de l’immigration » .
Farid Boudjellal, qui êtes-vous ?
Je suis avant tout moi-même. Je suis issu de différentes cultures. Mon père est né en Turquie, d’un père algérien et d’une mère arménienne. J’ai été élevé dans la religion chrétienne ainsi que musulmane, et je suis moi-même né à Toulon. Ma personnalité s’est forgée de toutes ces différences et m’a permise d’acquérir une curiosité du monde, une vision fraternelle des religions qui véhicule toutes le même message : celui du pardon. Concernant mes origines, j’ai appris à l’âge de 28 ans que j’étais un « Beur » ! Ca n’a pas vraiment changé ma perception des choses… dirons nous que j’ai pu prendre du recul par rapport à cette identité. Je suis né en 1953, j’ai pu joué de ça dans mes Bandes Dessinées. Quand j’ai publié « l’Oud »3, c’était dans l’air du temps mais ce n’est pas pour cette raison que j’ai abordé l’histoire de la famille Slimani. Ma motivation première était de témoigner d’une présence, de la présence de l’immigration algérienne en France avec ses spécificités.
Quelles sont vos influences ?
Je suis de culture ouvrière, celle de mes parents, autant dans mes dessins que dans mes textes. Mon père nous ramenait des revues BD comme Kiwi ou Black le Roc. Cela a bercé mon enfance ainsi que celle de mon petit frère. Notre père nous a vraiment initié à la BD et j’ai toujours voulu par la suite en faire mon métier.
Comment en êtes-vous arrivé à publier ?
Ce sont les éditions Glénat qui m’ont découvert, j’ai publié mes premiers comics dans « Circus », c’était « les soirées d’Abdulah », une BD sur un immigré de la première génération qui souffre du racisme au quotidien. Je m’étais approprié tout le vocabulaire d’insulte « Bicot, raton…. » et j’ai voulu le vider de son sens, exprimer la violence du racisme à travers un humour que je voulais caustique, depuis je me suis apaisé. J’ai ensuite abordé différents thèmes de notre culture, comme le ramadan, l’acculturation en France… Tout ça à travers l’autodérision, c’était une nouveauté pour nous. Aujourd’hui cela paraît un peu plus logique mais à la fin des années 1970, ce n’était pas aisé.
Comment a été perçue votre œuvre dans la communauté algérienne ?
On m’a un peu reproché, notamment dans « l’Oud », de ne pas donner une image positive de l’immigré, mais je ne suis pas un militant anti-raciste, comme je vous l’ai dit précédemment, je suis dans une logique de présence, d’expression, et je crois que toutes notre génération d’artiste d’origine algérienne s’est positionnée de la sorte, tel Mehdi Charef, Azouz Begag… ces auteurs des années 1980. Nous voulions ouvrir un champ d’expression, de représentation. Aussi, je pense que les prochaines générations issues de notre communauté auront plus de latitude pour vraiment créer des chefs d’œuvres. Nous, nous n’étions que les détonateurs nécessaires à l’expression des jeunes issus de l’immigration algérienne. Nous avions un message à donner, une parole à prendre. Nous avions une responsabilité qui ne nous permettait pas de ne produire que de l’art, nous avons eu ce combat à mener.
Dans votre premier album, vous nous parlez d’Abdulah, issu des premiers immigrés qui sont venus s’installer en France après la Guerre d’Algérie, ensuite avec « les beurs », vous abordez la vie de leurs enfants… Pourquoi l’album sur Abdulah parait plus grave, plus violent que « les beurs » qui sont traités sur le mode de l’humour ?
Mon premier album est l’expression d’un traumatisme. Je me suis ensuite réconcilié avec les choses. Une fois que j’ai eu exorcisé les mots racistes et dénoncé les non-dits. L’album « Les Beurs » que j’ai publié avec Larbi Mechkour, c’est un album tout public, c’était un mélange de 1001 nuits, de banlieue. C’est un témoignage de ces années-là, des années 1980. J’ai collaboré à de nombreuses affiches, par exemple pour Convergence 844, des articles… On avait besoin de témoigner de notre existence, on se posait beaucoup la question du retour, on vivait dans ce mythe de revenir sur la terre de nos origines. A l’époque, j’ai pensé sérieusement à m’installer en Algérie. Nous avons hérité de la nostalgie de nos parents. Et puis, il y avait la politique du million5 … Les immigrés n’étaient plus indispensables à la société française, alors pour moi, il fallait affirmer notre présence ou partir.
Vous êtes l’un des rare à voir mis en avant la figure de l’immigré, de l’ouvrier célibataire de la première génération…
Oui mais, dès mon album « l’Oud » je représente assez vite la réalité culturelle qui oppose les deux générations : j’ai voulu étudier l’évolution de la famille Slimani avec ses contradictions, ses joies et ses doutes. Tout est dit quand le jeune personnage dit à son père qu’il croyait que Mahomet était mort crucifié sur une croix ! La transmission de la religion et de la culture se brouille avec une installation plus sédentaire en France. A travers la saga de cette famille j’ai voulu montrer un aspect positif du phénomène de l’immigration. Les Slimani sont comme les autres familles, ni plus, ni moins.
Avez-vous conscience d’être un précurseur dans la littérature de l’immigration algérienne ?
Sur le moment, non. Mais avec le recul, je suis le premier enfant d’immigré algérien à avoir été publié, d’abord dans la presse et ensuite avec ma première BD… Mais lors d’un atelier de BD que j’animais dans une école, un enfant m’a demandé si mon nom était « Rebeu6 », je lui ai répondu que oui et il m’a dit que je ne pouvais pas l’être car « un Rebeu ne publie pas de livre ». J’ai compris ce jour là l’image désastreuse que ces jeunes avaient d’eux même.
Vous avez aussi participé à la première fiction télévisuelle d’un sitcom mettant en scène une famille algérienne, « la famille Ramdam… »7
Effectivement, c’est Aïssa Djebri et son associé de Vertigo Production qui m’ont sollicité. Ils appréciaient les scénarios de mes bandes dessinées et m’ont demandé alors de scénariser quelques épisodes. J’ai pu aborder de ce fait à nouveau des thèmes qui nous sont propres : le port du voile à l’école, le ramadan… Le premier épisode qui a été retenu c’est le « Noël des Ramdam ».Cette épisode mettait l’accent sur la culture partagée avec la France, l’illustration de plusieurs cultures, un bel exemple d’acculturation en somme.
Avec votre série du « Petit Polio »8, vous revenez à un récit un peu plus autobiographique…Pourquoi revenir si tardivement sur la question de la guerre d’Algérie ?
De nombreux faits proviennent de ma mémoire de la Guerre d’Algérie à Toulon. J’évoque dans cette série les souvenirs difficiles de mon enfance. Pour moi c’était important de revenir là-dessus, d’expliquer cela aux enfants. Le récit n’était pas aussi propice pour moi dans d’autres publications car ces souvenirs sont attachés à mon vécu d’enfant. La génération des Beurs n’a pas forcément connu cette période. Le petit polio, j’y ai mis beaucoup de mon propre vécu.
Note :
- Boudjellal Farid, « Les soirées d’Abdulah, ratonnade », Futuropolis, Paris 1985.
- Boudjellal Farid, Mechkour Larbi, « Les Beurs », L’écho des savanes, Albin Michel, Paris 1985.
- Boudjellal Farid, « L’Oud », Futuropolis, Paris 1983.
- Convergence 84, est le nom de la seconde Marche des beurs dont le principe était de converger en Mobylette vers Paris avec un réseau de ville étape pour revendiquer l’égalité des droits et le droit à la différence pour les populations immigrés.
- Le million Stoléru : la loi Stoléru proposait aux immigrés volontaires de bénéficier d’une prime d’aide au retour de 10000 francs.
- « Rebeu » : ce mot est issu de l’argot qui signifie Arabe en « Verlan » c’est-à-dire à l’envers.
- « La famille Ramdam » : Sitcom diffusé sur M6 en 1990 mettant en scène le quotidien d’une famille d’origine algérienne en France.
- Boudjellal Farid, « Le petit Polio », Editions Soleil, Toulon 1988.